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#1 13-09-2004 11:04:02

Monolecte
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Travailleurs de tous les pays, détendez-vous !

Après "Bonjour Paresse", la remise en cause du dogme du travail qui rend heureux poursuit son chemin!
Qu'on se le dise : on bosse pour gagner de l'argent pas pour le bonheur d'en faire gagner à d'autres. D'où le refus que nous devons clairement afficher de l'expansion de la condition de travailleurs pauvres, c'est à dire d'un sous-prolétariat de gens dont la rémunération au travail ne leur permet pas de vivre dignement!

POINT DE VUE
Travailleurs de tous les pays, détendez-vous  !, par Alain de Botton
LE MONDE | 11.09.04 | 12h57  •  MIS A JOUR LE 11.09.04 | 14h09
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La caractéristique la plus remarquable du travail à l'époque moderne n'a rien à voir avec les ordinateurs, l'automatisation ou la mondialisation, mais bien plutôt avec la conviction, largement répandue dans le monde occidental, que notre travail doit nous rendre heureux.

Le travail a été au centre de toutes les sociétés au cours de l'Histoire ; mais la nôtre - particulièrement en Amérique - est la première à suggérer qu'il peut être autre chose qu'une punition ou une pénitence, à suggérer qu'un être humain sain d'esprit peut vouloir travailler même s'il n'est pas financièrement tenu de le faire.

Nous sommes aussi les premiers à accepter l'idée que le choix de notre profession définit ce que nous sommes, si bien que la question essentielle que nous posons aux gens dont nous faisons la connaissance ne concerne pas leur lieu d'origine ou l'identité de leurs parents, mais plutôt ce qu'ils font dans la vie - comme si cela seulement pouvait révéler à coup sûr ce qui confère à une existence son caractère distinctif.

Il n'en a pas toujours été ainsi. La civilisation gréco-romaine avait tendance à considérer le travail comme une corvée qu'il valait mieux laisser aux esclaves. Pour Platon et Aristote, on ne pouvait être content de son sort que si l'on jouissait d'une fortune personnelle et pouvait ainsi échapper aux tâches communes et se consacrer librement à l'étude des questions philosophiques et morales.

L'entrepreneur et le marchand pouvaient avoir une jolie villa et un garde-manger bien rempli, mais ils ne jouaient aucun rôle dans l'idée que les Anciens se faisaient d'une "bonne vie".

Le christianisme eut pendant quelques siècles une conception tout aussi morose du travail, ajoutant l'idée encore plus sinistre que l'homme était condamné à trimer afin d'expier le péché originel. Les conditions de travail, si pénibles qu'elles fussent, ne pouvaient être améliorées. Le travail n'était pas accidentellement odieux : c'était un des piliers sur lesquels reposait irrévocablement la souffrance terrestre. Saint Augustin rappela aux esclaves qu'ils devaient obéir à leur maître et accepter leurs tourments qui faisaient partie de ce qu'il appela, dans La Cité de Dieu, "les misères de la condition humaine".

Les premiers signes d'une attitude moderne et plus optimiste à l'égard du travail peuvent être détectés dans les cités italiennes de la Renaissance et en particulier dans les biographies des artistes de cette époque. On trouve dans le récit des vies d'hommes tels que Michel-Ange et Léonard de Vinci certaines des idées maintenant familières sur ce que notre labeur peut représenter idéalement pour nous : une façon d'accéder à l'authenticité et à la gloire.

Plutôt que d'être un fardeau ou un châtiment, le travail artistique peut nous permettre de transcender nos limites ordinaires. Nous pouvons exprimer nos talents sur une page ou une toile comme nous ne pourrions jamais le faire dans notre vie quotidienne.

Bien sûr, cette nouvelle conception du travail ne s'appliquait alors qu'à une élite créative (personne ne songeait encore à dire à un domestique que le travail pouvait développer sa vraie personnalité ; ce genre d'assertion n'apparaîtrait qu'avec les théories sociales modernes), mais elle se révéla être le modèle de toutes les définitions ultérieures du bonheur dans et par le travail.

Ce ne fut pas avant la fin du XVIIIe siècle que ce modèle fut étendu au-delà du domaine artistique. Dans les écrits de penseurs bourgeois tels que Benjamin Franklin, Diderot et Rousseau, nous voyons que le travail est redéfini non seulement comme un moyen de gagner de l'argent, mais aussi comme une façon de se réaliser plus pleinement soi-même.

Il est intéressant de remarquer que cette réconciliation de la nécessité et du bonheur reflétait exactement la réévaluation contemporaine du mariage : de même que celui-ci en venait à apparaître comme une institution qui pouvait procurer à la fois des avantages pratiques et une satisfaction affective et sexuelle (une combinaison commode jugée naguère impossible par les aristocrates, qui estimaient nécessaire d'avoir une maîtresse en plus d'une épouse), le travail aussi était maintenant censé pouvoir procurer à la fois l'argent indispensable à la survie et la possibilité de s'exprimer et de s'accomplir qui avait été considérée jusque-là comme le privilège exclusif des classes fortunées.

En même temps, les gens commencèrent à éprouver une nouvelle sorte de fierté dans leur travail, essentiellement parce que la façon dont les emplois étaient attribués semblait maintenant plus juste. Dans son autobiographie, Thomas Jefferson expliqua que sa plus grande réussite était d'avoir créé une société américaine méritocratique où une "nouvelle aristocratie de vertu et de talent" remplaçait l'ancienne aristocratie de privilèges injustes et, bien souvent, d'inculte stupidité. La méritocratie conférait au travail une nouvelle qualité quasi morale. A présent que les emplois prestigieux et bien rémunérés semblaient accessibles en fonction de l'intelligence et de l'aptitude réelles des citoyens, l'intitulé de leur poste pouvait peut-être dire quelque chose de vraiment significatif sur eux.

Au cours du XIXe siècle, de nombreux penseurs chrétiens, surtout aux Etats-Unis, adoptèrent en conséquence une attitude radicalement différente à l'égard de l'argent. Certains protestants américains suggérèrent que Dieu voulait que ses adeptes réussissent à la fois temporellement et spirituellement ; les fortunes en ce monde prouvaient qu'on méritait une bonne place dans l'autre. Une attitude que reflétait bien l'ouvrage à succès du révérend Thomas P. Hunt publié en 1836, Le Livre de la richesse : Dans lequel il est prouvé à partir de la Bible que le devoir de chaque homme est de devenir riche. John D. Rockefeller ne craignait pas de déclarer que c'était Dieu qui l'avait enrichi, et William Lawrence, évêque du Massachusetts, écrivit en 1892 : "Comme le psalmiste, nous voyons parfois les méchants prospérer, mais seulement parfois... La vertu va de pair avec la richesse."

Avec l'essor de la méritocratie, les emplois peu honorables en vinrent à paraître non seulement regrettables mais, comme les emplois plus glorieux, aussi mérités. Pas étonnant donc que les gens aient commencé à demander invariablement à ceux qu'ils rencontraient ce qu'ils faisaient dans la vie - et à écouter très attentivement les réponses.

Bien que tout cela puisse avoir l'apparence d'un progrès, le fait est que l'attitude moderne envers le travail nous a involontairement causé des problèmes. Aujourd'hui, on revendique au sujet de presque toutes les sortes de travail des choses qui ne correspondent manifestement pas à ce que la réalité peut fournir. Oui, certains emplois sont assurément très satisfaisants en ce qu'ils permettent de s'épanouir, mais la plupart ne le sont pas et ne peuvent pas l'être. Nous serions donc bien avisés d'écouter quelques-unes des voix pessimistes de la période prémoderne, ne serait-ce que pour cesser de nous tourmenter de ne pas être aussi heureux dans notre travail qu'on nous a dit que nous pourrions l'être.

William James a exposé un argument pertinent au sujet de la relation entre le bonheur et ce qu'on espère. Il a soutenu que l'estime de soi n'exige pas qu'on réussisse dans tous les domaines. Nous ne sommes pas toujours humiliés par l'échec ; nous ne sommes humiliés que si nous plaçons d'abord notre fierté et le sentiment de notre valeur dans l'accomplissement d'une tâche ou d'un projet, et échouons. Nos objectifs déterminent ce que nous considérerons comme un triomphe et ce qui devra être tenu pour un échec : "Sans tentative il ne peut y avoir d'échec, et sans échec d'humiliation." Donc l'estime de soi en ce monde est déterminée par le rapport entre nos réalisations et nos potentialités supposées. Ainsi :

Estime de soi/Prétentions = Succès

S'il est si difficile à présent d'être heureux dans son travail, c'est peut-être parce que nos espérances et nos prétentions ont tellement dépassé la réalité. Nous nous attendons que n'importe quel travail nous procure un peu de la satisfaction que pouvaient éprouver Sigmund Freud ou Franklin Roosevelt.

Peut-être devrions-nous plutôt lire Marx. Bien sûr, Marx était un piètre historien et s'est trompé dans toutes ses prescriptions pour un monde meilleur, mais il a bien compris pourquoi le travail est si souvent insatisfaisant. Il s'est inspiré pour cela de Kant, qui a écrit dans son traité Fondement de la métaphysique des mœurs qu'une conduite morale envers les autres implique qu'on les respecte "pour eux-mêmes" au lieu de les considérer comme un "moyen" de s'enrichir ou de parvenir à la gloire.

Marx a donc accusé vertement la bourgeoisie, et sa nouvelle science, l'économie, de pratiquer l'"immoralité" sur une grande échelle : "L'économie politique ne voit le travailleur que comme une bête de somme, comme un animal réduit à des besoins strictement corporels." Les salaires versés aux employés ne sont, disait-il, "que l'huile qu'on met dans les rouages pour les faire tourner", ajoutant : "La vraie raison d'être du travail n'est plus l'homme, mais l'argent."

Sans doute Marx idéalisait-il arbitrairement le passé préindustriel et fustigeait-il excessivement la bourgeoisie, mais il a bien perçu l'inévitable élément de conflit entre employeurs et employés. Chaque organisation commerciale tente d'acquérir des matières premières, de la main-d'œuvre et des machines au plus bas prix possible afin d'obtenir un produit qui pourra être vendu le plus cher possible. Mais, fâcheusement pour elle, il y a une différence majeure entre la main-d'œuvre et les autres éléments, que l'économie conventionnelle n'a pas le moyen de représenter, ou de prendre en considération, mais qui est néanmoins inévitablement présente : le fait que la main-d'œuvre peut éprouver de la souffrance et du plaisir.

Quand des chaînes de fabrication deviennent par trop coûteuses, on peut les arrêter sans qu'elles se mettent à se plaindre de l'apparente injustice de leur sort. Une entreprise peut décider d'utiliser du gaz naturel à la place du charbon sans que la source d'énergie délaissée aille se jeter du haut d'une falaise. Mais la main-d'œuvre a pour habitude de réagir aux tentatives faites pour réduire son coût ou sa présence par l'émotion. Elle sanglote dans les toilettes, elle boit pour apaiser ses craintes d'un revers professionnel et elle peut préférer la mort à un licenciement économique.

Ces réactions émotionnelles nous rappellent les deux impératifs, sans doute contradictoires, qui coexistent sur le lieu de travail : un impératif économique qui veut que le but principal d'une entreprise soit de réaliser un profit, et un impératif humain qui veut que les employés aspirent à la sécurité financière, au respect, à un emploi stable et même, les bons jours, à une certaine satisfaction.

Bien que ces deux impératifs puissent coexister pendant de longues périodes sans friction apparente, tous ceux qui dépendent d'un salaire pour subsister savent bien qu'en cas de choix effectif entre les deux c'est l'impératif économique qui doit toujours prévaloir.

Ces tensions ne sont pas moins présentes chez ceux qui travaillent à leur compte - qu'ils possèdent la laverie du coin ou contrôlent le marché immobilier de la ville -, car, dans leur cas, c'est l'économie dans son ensemble (locale, nationale et mondiale) qui fait office d'employeur.

Sans doute les luttes entre la main-d'œuvre et le capital ne sont-elles plus, dans le monde développé du moins, aussi brutales qu'à l'époque de Marx. Pourtant, malgré les améliorations des conditions de travail et les progrès en matière de législation de l'emploi, les travailleurs restent des instruments dans un processus économique dans lequel leur propre bonheur ou bien-être matériel est nécessairement secondaire.

Si bons que puissent être les rapports entre les employés et leur patron, si zélés que les travailleurs puissent se montrer et quel que soit le nombre d'années qu'ils ont consacrées à leur tâche, ils doivent vivre en sachant (d'où l'anxiété) que leur situation professionnelle et sociale n'est pas garantie, qu'elle continue à dépendre à la fois de leurs propres performances et de la santé économique de leur entreprise ; qu'ils ne sont donc que des moyens pour réaliser un profit, et jamais des fins en eux-mêmes.

Certes, tout cela est triste, mais bien moins triste que ça peut l'être si nous refusons de voir la réalité en face et laissons ce que nous attendons et espérons de notre travail prendre des proportions extrêmes.

La conviction que cette vie était inéluctablement misérable fut pendant des siècles un des atouts les plus importants de l'humanité, un rempart contre l'amertume, une défense contre les espoirs déçus. Or elle a été cruellement sapée par les espérances qu'engendre la vision moderne du monde.

Maintenant peut-être, alors que beaucoup d'entre nous reviennent de leurs vacances d'été, nous pouvons atténuer cette tristesse en nous rappelant que le travail est souvent plus supportable quand nous n'espérons pas que, outre de l'argent, il nous procurera infailliblement du bonheur.

Traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin. © The New York Times.

Alain de Botton est écrivain.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 12.09.04


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